Le docteur Terribilis et son assistant Famulus travaillaient depuis longtemps, en secret, à une invention effrayante. Terribilis, comme son nom l'indique clairement, était un savant diabolique, aussi diabolique que savant. Il avait mis son intelligence extraordinaire au service de projets terrifiants.

« Tu verras, cher Famulus : le supercrick atomique que nous sommes en train d'achever sera la découverte du siècle.

— Je n'en doute pas, professeur, j'imagine déjà la tête que feront nos compatriotes * quand vous soulèverez la tour Eiffel, avec votre supercrick, pour la transporter au sommet du mont Blanc.

— La tour Eiffel ? rugit Terribilis. Le mont Blanc ? Dis-moi, Famulus, qui t'a mis en tête de tels enfantillages ?

— Eh bien, professeur, quand nous avons élaboré*...

—Nous avons élaboré, très honorable Famulus ? Nous ? Toi, personnellement, qu'as-tu élaboré ? Qu'as-tu inventé, toi ? Le fil à couper le beurre ? Le parapluie sans manche ? L'eau tiède ?

— Je veux dire, docteur Terribilis, soupira Famulus, se faisant humble, très humble, quand vous, uniquement vous, étiez en train de faire les plans du supercrick, il m'avait semblé vous entendre faire allusion à la tour Eiffel et au plus haut sommet des Alpes...

— Je m'en souviens très bien, oui. Mais je t'en parlais par simple précaution, mon excellent et distingué Famulus. Connaissant ton habitude de bavarder à tort et à travers avec le garçon boucher, le garçon laitier, le concierge, la belle-sœur du cousin du concierge...

— Ah non ! Je ne la connais pas ! Je vous jure, professeur, que je ne connais absolument pas la belle-sœur du cousin du concierge. Et je vous promets que je ne ferai jamais rien pour la connaître.

— D'accord, éliminons-la donc de notre conversation. Je voulais t'expliquer, aimable et stupide Famulus, que je n'ai pas eu confiance en toi. Et je ne t'ai parlé de la tour Eiffel que pour te cacher mon véritable projet, qui devait rester secret pour tous.

— Jusqu'à quand, professeur ?

— Jusqu'à... hier, ô indiscret Famulus. Mais aujourd'hui, je peux te le révéler. Dans quelques heures, l'appareil sera prêt. Nous partirons ce soir même.

— Nous partons, docteur Terribilis ?

— À bord de notre propre supercrick atomique, bien entendu.

— Et pour quelle destination, s'il m'est permis de le demander ?

— Destination : l'espace, ô mon Famulus, si prodigue en interrogations.

— L'espace !

— Et plus précisément, la Lune.

— La Lune !

— Je constate que tu passes vite des points d'interrogation aux points d'exclamation. Allons, trêve de discours : voici mon plan. Avec mon supercrick, je vais soulever la Lune, l'arracher de son orbite et la transporter en un point de l'univers choisi par moi.

— Génial !

— De là-haut, cher Famulus, nous traiterons avec les Terriens.

— Fantastique !

— Vous voulez votre Lune ? Eh bien, payez-la son pesant d'or ! Rachetez-la à son nouveau propriétaire, le docteur Terribilis le Terrible.

— Extraordinaire !

— Son pesant d'or, entends-tu, Famulus ? D'or !

— Super-extra-formidable !

— Tu saisis mon idée, maintenant ?

— Parfaitement, professeur. C'est l'idée la plus géniale du XXe siècle.

— Et, j'espère aussi, la plus cruelle. J'ai décidé de passer à la postérité comme l'homme le plus diabolique de tous les temps. Et maintenant, Famulus, au travail... » [...]

« Calme-toi, Famulus !

— Ou... iii... oui, pro... pro... professeur...

— Et ne bégaie pas !

— Nnon, pro... pro... professeur...

— Avale cette pilule, elle te calmera tout de suite.

— Merci, docteur Terribilis, je suis très calme, à présent.

— Parfait. Le compte à rebours, Famulus...

— Cinq... Six... Sept...

— J'ai dit : à rebours, Famulus ! À rebours !

Ah ! oui, mille excuses. Cinq... quatre... trois... deux... un... Partez ! »

La disparition de la Lune provoqua l'effarement et le désarroi d'un bout à l'autre de la Terre.

«  Comment ferons-nous pour contempler le clair de Lune, s'il n'y a plus de Lune ? se demandaient les rêveurs.

— Et moi qui me couchais avec le clair de Lune pour économiser du courant électrique, il faudra donc me résoudre à allumer ma lampe ? » se demandait cet avare.

« Rendez-nous notre Lune ! » titraient les journaux. [...]

Par chance pour l'humanité et pour les amoureux de la Lune, à cette époque-là, vivait à Lusigny, près du lac de la forêt d'Orient, un savant aussi intelligent que le docteur Terribilis, mais moins malfaisant*, appelé Magnéticus. En quelques heures et sans rien dire à personne, il fabriqua un super-aimant atomique, grâce auquel il attira la Lune dans son ancienne orbite, à la bonne distance de la Terre. Terribilis déploya en vain les formidables énergies de son supercrick : il ne put rien contre l'aimant de Magnéticus. Terribilis, fou de rage, émigra sur la planète Jupiter.

Personne ne sut jamais qui avait reconquis la Lune sans coup férir* et sans dépenser un centime. Magnéticus, qui n'était pas avide de gloire, ne révéla pas son secret. Du reste, il était déjà accaparé par une autre invention extrêmement importante : comment empêcher les boutons de se découdre. Pour cette invention, c'est notoire, il est passé à la postérité.

 

Gianni RODARI, Histoires à la courte paille, Hachette Jeunesse.

 

* compatriotes : personnes d'un même pays.

* élaboré : préparé par un long travail.

* prodigue : qui donne généreusement.

* passer à la postérité : être connu par les générations futures.

* malfaisant : néfaste, nuisible.

* sans coup férir : sans difficulté.

* notoire : très connu.