Claire, dix-huit ans, décide d'accueillir, dans une petite maison de montagne, six enfants aveugles qui seraient restés seuls à l'institut durant les vacances. Jour après jour, elle les accompagne dans leur découverte du monde. Paul arrive avec un gros bouquet blanc...

 

Voilà, je vous offre des marguerites.

Il n'y a pas longtemps, il disait encore : « Voilà, je vous offre des fleurs. »

Or, un beau soir, Claire avait étalé sur la table toute la moisson de la journée.

Aujourd'hui, chacun aura droit à une fleur différente, dit-elle avec le sourire. Du serpolet pour Charles, des soucis pour Georges, des marguerites pour Paul, du trèfle pour François, des campanules pour Guillaume, des myosotis pour Jean et, quant à moi, je me réserve les coquelicots.

Là-dessus, elle garnit les vases qu'elle placera à la table de chevet de chacun des enfants.

Ils s'en approchent pour humer, l'un après l'autre, l'odeur respective des fleurs.

Dehors, il fait déjà nuit, mais cette éternelle compagne de leur existence ne saurait les avertir qu'il est temps d'aller au lit.

Ils sont franchement déboussolés. Car, jusqu'à présent, ils avaient l'habitude de ne cueillir rien que des fleurs. Cela sentait autrement que l'herbe du pré, mais leur odeur se confondait, d'une certaine manière, dans un seul bouquet. Or, voilà qu'on les sépare, en leur donnant six noms différents.

Pour la première fois, les garçons réalisent qu'il est possible de choisir une fleur précise, au milieu des trésors qu'offre la prairie.

Cette découverte leur ouvre une jolie gamme de possibilités nouvelles.

Désormais, je ne vais cueillir que des marguerites, puisque Claire m'en a donné, déclare Paul.

Et moi des campanules.

Et moi du serpolet !

Le ciel étoilé éclaire les petites chambres d'une lueur diffuse et les garçons s'endorment doucement, pendant que des criquets stridulent* sous leurs fenêtres.

Le lendemain matin, François lance gaiement :

Savez-vous de quoi j'ai rêvé ? De l'odeur de trèfle !

Oh ! les drôles de rêves parfumés des aveugles ! Claire, à qui il n'arrive jamais de rêver d'odeurs, en serait presque navrée.

Plusieurs jours ont passé. À nouveau, ils sont tous ensemble dans les prés et Paul remet à Claire un gros bouquet blanc.

Très émue, elle le serre contre son cœur.

Puis, un autre jour, Jean rentre des champs avec une brassée de coquelicots.

Sans un mot, il les offre à Claire. Ses lèvres cruellement labourées tentent une esquisse de sourire. Un sourire qui, sur cette pauvre bouche, est l'incarnation * même de la douleur. Chaque sourire de Jean a le goût des larmes.

Claire a la gorge nouée. Le silence s'épaissit. Un silence pénible qu'il faut rompre à tout prix, en prononçant ne serait-ce qu'un seul mot.

Claire ravale un sanglot avant de dire de sa voix la plus aimable :

Mon petit Jean, cela a été très dur, n'est-ce pas ?

Beaucoup moins que vous ne croyez ! Car leur senteur est si amère...

Il n'y a qu'une couleur que je voudrais vraiment connaître. Le rouge. C'est votre couleur préférée, n'est-ce pas, Claire ?

C'est vrai. Le rouge, couleur du feu et de la vie, je l'aime depuis toujours. Tu sais, déjà dans mon enfance, j'exigeais des robes rouges pour toutes mes poupées — et pour moi aussi d'ailleurs. J'aime les coquelicots, les baies sauvages du sorbier, les oriflammes * qui claquent au vent...

Mais, dites-moi, Claire, comment est la couleur rouge ?

C'est difficile à expliquer, Georges.

Eh bien, quel sentiment avez-vous quand vous regardez le rouge ?

Quel sentiment ? Triste et joyeux à la fois. C'est comme un rire mêlé de larmes. Ça m'emplit le cœur d'inquiétude. Comme une plainte aiguë du violon. Non, Georges, vraiment je ne sais comment dire...

Pourtant vous devez savoir, Claire !

Claire se met à réfléchir. Intensément. « Aucune démonstration visuelle ne lui ferait comprendre cette vive splendeur de la couleur rouge. Il faut donc m'y prendre autrement. Oui, mais comment ? »

Dans une brusque inspiration, Claire tire de sa poche un canif. En fermant les yeux, elle se pique une main avec la lame étincelante.

Vite, Georges, approche vite ta tête ! Elle porte la blessure vers la bouche du garçon.

Et pendant que le sang colore les lèvres de Georges, elle lui chante quelques mesures d'une vieille danse espagnole.

C'est cela, la couleur rouge, dit-elle enfin. [...]

À présent, Claire connaît une vie sensorielle * très différente. Bien plus riche qu'auparavant. [...]

Un soir, elle s'ouvre à ses garçons de toutes ces sensations. Ils l'écoutent attentivement, intrigués et troublés à la fois. Car Claire sait exprimer dans un langage net et précis ce qu'ils ne ressentent encore que confusément, sans trouver de mots adéquats*.

Ils lui coupent la parole avec vivacité, dans une véritable avalanche de questions. Et Claire se rend compte que chacune de ses réponses les rapproche les uns des autres, qu'elle consolide encore leur amitié.

Seul Paul se tient à l'écart, sans desserrer les dents. Comme si l'affaire ne le concernait nullement.

Or, à l'instant où le silence retombe après cette discussion très animée, il conclut en élevant la voix un peu plus qu'à son habitude :

Claire, vous venez de parler comme une aveugle !

 

Lida DURDIKOVA, Les Enfants aux yeux éteints, Flammarion, collection « Castor Poche ».